Le Pop’Droit est conscient de la société dans laquelle il interagit (ce qui n’en fait pas de la sociologie pour autant)
On l’a dit, le Pop’Droit ne s’intéresse pas à la règle pour la règle normative uniquement entendue comme un outil juridique et comme le serait une pioche pour un mineur. Le Pop’Droit, s’il n’ignore évidemment pas la règle juridique, s’intéresse davantage (après l’avoir énoncée avec le plus d’objectivité possible) à ses raisons d’être, à ses contestations et à ses applications matérielles réelles ou potentielles. En ce sens, rejoint-il encore la Pop’philosophie de Deleuze en ce qu’elle promeut avant tout les intensités véhiculées. Le Pop’Droit non seulement reconnaît la société et l’époque dans lesquelles il vit mais il entend interagir avec elles. Ce faisant, le Pop’Droit est en constante mutation et adaptation. Il ne peut et ne saurait être figé ou immuable et doit sans cesse être questionné, remis en question(s), interrogé.
Il est – selon l’expression chère au doyen Duguit – consubstantiel de l’interdépendance sociale. Il n’en est pas toujours de même du Droit qui entend prévoir et régir l’avenir sans que la société (pourtant vivante et frémissante) ne vienne le contredire. Le Droit pose une vision (celle de celles et de ceux qui le façonnent et sont les gouvernants au sens large et duguiste du terme) essentiellement conservatrice et proche des idéaux non de la société mais de celles et de ceux qui sont censés l’incarner. À quelques exceptions près, ainsi, l’essentiel des relations juridiques, en France en 2024, est encore très marqué par la vision bourgeoise[1] et propriétariste (pour ne pas dire petite-bourgeoise) ayant triomphé après la Révolution française et ayant, sans cesse, été reproduite et continuée. Or, parce que la société et sa culture évoluent, le Pop’Droit, essaie d’en tenir compte. Le Pop’Droit assume en effet sa « part sociale » voire son « objet essentiellement social ». Ainsi, si l’on peut considérer (et l’on doit considérer selon nous depuis au moins les travaux du doyen Foucart que l’objet premier du Droit est précisément l’Homme ou plutôt l’activité humaine, alors le Pop’Droit ne peut-il qu’acter et impacter les évolutions de ladite activité. En ce sens avait effectivement écrit le doyen de Poitiers, dès 1839[2] :
« Si la connaissance de l’homme, de ses facultés et de ses destinées, doit servir de base aux travaux du législateur, elle doit aussi éclairer les études du jurisconsulte ; car on ne peut comprendre la Loi qu’en se pénétrant des idées qui lui ont donné naissance, et d’où elle procède comme une conséquence de son principe ». « L’homme est-il un être libre et moral ? La raison qui le distingue n’est-elle qu’un instrument de plus pour satisfaire ses appétits sensuels, ou bien un moyen d’atteindre un but plus élevé ? Lorsque arrive le terme de son existence physique, est-il anéanti tout entier, ou bien la plus noble partie de lui-même survit-elle à la destruction de son corps ? Sa conduite dans ce monde influe-t-elle sur sa destinée dans un autre ? Importantes questions, de la solution desquelles découle toute la science du législateur et du jurisconsulte ; car suivant l’idée qu’on se fait de l’homme, ses rapports avec les autres hommes et avec la société se modifient, et les Lois doivent suivre ces modifications ».
Le Pop’Droit se vit dans la société mais aussi pour la société. Il ne se conçoit que dans l’interaction et le mouvement.
C’est en ce sens qu’il se distingue du Droit comme institution immuable (mais il existe, on le sait, des théories heureusement évolutives (et d’ailleurs proches en ce sens du vitalisme social) des institutions). On comprend, cela dit, l’attrait que peut avoir une théorie de l’immutabilité de l’institution : elle rassure, elle stabilise.
Le Pop’Droit n’a pas cette vocation car il remet sans cesse en question(s) et en questionnement(s) ses acteurs et récepteurs. C’est en cela qu’il exige et est exigeant. C’est en cela qu’il ne peut convenir à chacun car tout le monde n’est pas capable et/ou désireux de se remettre sans cesse en question(s) au risque évident d’une instabilité chronique et juridique.
Le Pop’Droit, comme le son ou l’onomatopée qu’il produit l’indique, peut ainsi surprendre et déranger, vous conduire là où vous ne l’aviez pas prévu et, partant, vous perdre. Et il est évident que chacun n’aime pas se perdre car cela crée chez d’aucuns le sentiment précité d’instabilité et d’insécurité. Vis-à-vis de la société et de sa prise en considération par le Pop’Droit, deux éléments sont encore à mettre ici en avant : l’analogie à la pop-culture (créant le terme même de Pop’Droit) mais aussi la nécessaire prise en compte populaire et/ou démocratique.
La proposition d’un « Pop’Droit » raisonne et résonne évidemment avec l’expression même de « pop-culture » et cela n’a rien d’un hasard.
En effet, comme on l’a énoncé supra, le Pop’Droit ne revendique certes pas la seule pop-culture en repoussant les autres avec mépris mais constate, simplement, que – par définition – les éléments culturels partagés par le plus grand nombre sont nécessairement ceux qualifiés de populaires ce qui est le sens premier (outre le son « pop ») de toute pop-culture. Or, comme le Pop’Droit entend établir, par l’échange, une connexion socio-culturelle raisonnant avec ses récepteurs, l’usage de la pop-culture partagée par la majorité des publics, s’impose.
Toutefois, redisons-le, il appartient à l’émetteur de s’assurer de cette connexion potentielle et de ce partage ou fonds socio-culturel commun qui n’est – après tout – qu’une clef d’entrée ou de contact avant d’aborder le « fond » juridique. Ce faisant, comme pour la pop-culture ou la pop-musique, le préfixe « pop » ne désigne[3] « pas seulement le genre pop (opposé par exemple au rock), ni même un type de musique particulier (…) mais une forme qui comprend toute la variété des genres existants » au sein d’un ensemble dont la caractéristique est d’être populaire (en ce qu’il serait partagé, accessible et compris du plus grand nombre d’une société donnée).
Il en est ainsi du Pop’Droit comme de la culture générale. Il n’est pas élitiste mais implique de s’intéresser à tous les genres même ceux vers lesquels on n’aurait pas nécessairement, comme émetteur, envie d’aller mais qui se révéleront opportuns pour permettre échanges et connexions en Droit et à propos du Droit. Voilà pourquoi on constate, depuis désormais au moins vingt ans, un engouement aussi fort du public pour les séries et les blockbusters[4] quand ils sont analysés aux prismes du Droit, de la philosophie ou d’autres matières comme la psychologie[5]. C’est en effet parce que les séries, en développant une multitude de personnages suivis auxquels des sensibilités différentes pourront se comparer et se sentir représentées, sont devenues des passe-temps populaires ayant supplanté la lecture en ce qu’elles peuvent désormais se pratiquer en tout lieu (grâce aux plateformes de streaming en particulier). Et il y a tellement de séries que rares sont les publics qui ne trouvent pas les leurs. Le phénomène est global.
Cela dit, assumer une entrée « pop » n’impose aucunement un traitement juridique qui ne serait analysé qu’à travers des référents socio-culturels et juridiques – surtout – contemporains ou populaires. L’aspect « pop » est une clef d’entrée destinée à marquer l’esprit et à susciter l’intérêt. Par suite, l’analyse juridique et la confrontation de ses arguments utilise toutes les doctrines (de tous temps des plus classiques aux plus modernes) et tous les droits étrangers, comparés, etc. On pourra ainsi, par exemple, analyser une conception duguiste de l’État dans la série Kaamelott[6] comme, en philosophie, Thomas Bénatouïl[7] ou John Partridge[8], ont pu imaginer une analyse platonicienne de Matrix et ce, à travers l’image de la « caverne » (pour ne pas dire de la « batcave »). Enfin, le Droit – tout court – peut se concevoir in abstracto et exister, selon d’aucuns, en n’interrogeant et n’expliquant que la norme en tant qu’appareil ou instrument matériel, froid et technique. Le Pop’Droit, en revanche, s’il a besoin d’une exégèse normative liminaire ne peut – et ne veut – s’en contenter.
C’est en cela qu’il rejoint une aspiration que l’on pourrait qualifier de démocratique (et non de démagogique) en ce que non seulement il n’est possible de pratiquer du Pop’Droit que dans un cadre démocratique où chaque citoyen est considéré à égalité avec les autres (ce qui n’empêche en rien de respecter la parole de sachants) mais encore dans un cadre ou toute parole peut être entendue (ce qui ne signifie pas qu’elle devrait l’être ou qu’elle aura in fine autant de force et d’importance que les autres mais qu’elle peut être entendue).
Non seulement cela permet à chacun de s’exprimer en désacralisant la parole et l’échange mais encore cela entraîne, pour l’avoir pratiqué, des réactions certes parfois inattendues mais généralement très constructives et pleines de potentialités. Cela permet – surtout – de ne pas oublier que le Droit n’est pas mis en place, en démocratie, pour les sachants mais pour tous par l’État de Droit.
Law as culture
Nous faisons partie, on l’aura compris, de ceux qui pensent non seulement que le Droit est un élément culturel (et adhérons facilement aux principales conclusions et prétentions du mouvement Law as Culture) mais encore que pour faire comprendre (et donc transmettre) cette science, l’utilisation d’éléments culturels propres aux récepteurs destinataires est un « plus » indéniable.
Nous n’écrivons pas et ne pensons pas qu’il faille tout expliquer à travers le média culturel mais nous sommes convaincu de ce qu’il est un prétexte efficace et pertinent à la saisie de nombreux éléments pour capter un auditoire et ensuite le conduire sur des chemins moins directement accessibles. Il ne s’agit là encore et aucunement de tout aborder par un prisme déformant et réducteur qui ferait de toute question du droit administratif un élément identifiable dans la culture, les fictions et la pop-culture mais – comme on se sert des procès fictifs et des cliniques – de solliciter le biais culturel. Conséquemment, les exemples doivent-ils être nourris et réfléchis.
Ainsi, faire de l’histoire en droit privé pour de l’histoire, sans visée positive, est aussi inopportun qu’évoquer une série télévisée sans objectif pédagogique. Il ne s’agit pas de « plaire » à l’auditoire ou de le divertir en premier lieu. Il s’agit de l’élever sur les chemins scientifiques et juridiques en intéressant les moins réceptifs par des biais cognitifs partagés et par lesquels le récepteur comprendra que l’émetteur fait un pas vers lui sans lui imposer une unilatéralité magistrale qui le placerait tel un récepteur passif. En intégrant à son propos magistral des référents culturels que partage l’auditoire, on le place dans une situation de communication et de communauté. On rend le lien plus facilement connectable. En outre, traiter en juriste et en Droit d’un phénomène social ne rend évidemment pas ledit phénomène juridique ou ne prétend pas qu’il le serait ; ici les émetteurs n’ont pas vocation à décrire ou à prétendre qu’un objet d’étude donné « est » juridique mais seulement que son œuvre peut être interprétée et analysée au regard du Droit. Dans deux ouvrages collectifs précédents[9], on rappelait à cet égard que si l’on retient que « l’objet principal du droit est l’homme », alors il faut nécessairement que le juriste non seulement acte que toute activité humaine (y compris fictionnelle) peut devenir un objet d’étude et d’application juridiques mais encore qu’il appartient au juriste, s’il veut rester connecté à la société dans laquelle il se trouve, de se préoccuper de tous les faits sociaux qui l’entourent. « Le juriste (à nos yeux[10]) est accompli lorsqu’il sait rester curieux et être attentif à celles et à ceux qui l’entourent. Le juriste n’est plus (ou ne devrait plus être) ce notable sciemment éloigné de la table du repas social. Il est (et doit être) ce commensal impliqué et soucieux des manifestations sociales ». Le juriste qui l’ignorerait ne vivrait ainsi pas dans son époque et tel est bien l’un des objectifs du Pop’Droit : affirmer le juriste et le Droit dans leurs contemporanéités.
Partant faut-il célébrer le mouvement Droit & Littérature au sens large, c’est-à-dire à l’analyse de la confrontation des objets Droit & fictions. Ses auteurs y assument le caractère précité de « prétexte » pédagogique d’une étude du ou des droits au cœur d’une œuvre a priori non juridique et on les en remercie. Elles et eux aussi ont ouvert, sans le qualifier ainsi, le mouvement que nous nommons Pop’Droit. Et, parmi eux, on voudrait ici spécialement applaudir et rendre grâce aux travaux de Richard Weisberg[11] qui a singulièrement ouvert la voie. Après lui, et grâce à lui, ce type d’études, en France y compris, se multiplie de façon considérable[12] : « c’est plus qu’un effet de mode, c’est la « doctrine » (sic) des écoles ».
On sait par ailleurs, et il est important de le souligner ici, qu’il existe encore dans l’Université française des grincheux (et souvent des jaloux) qui considèrent encore non seulement qu’ils ont le monopole de ce qui mérite(rait) d’être étudié avec sérieux mais encore qui dénigrent celles et ceux – dont nous sommes – qui s’occupent de droit(s) dans des fiction(s) pour y mener des études juridiques (par eux niées). Il s’agirait même à leurs yeux d’une utilisation détournée voire frauduleuse de l’argent public. Bien sûr que l’utilisation de données culturelles peut, parallèlement (et peut-être même pour d’aucuns en premier lieu), divertir. Bien sûr que sont parfois proposées des interprétations capillotractées dans le seul but d’intéresser un public estudiantin qui, de lui-même, n’aurait peut-être pas acquis un ouvrage juridique mais, précisément, ce type de contributions est la plupart du temps le plus heureux des prétextes pédagogiques.
En effet, l’étude du Droit « dans » et « par » ou « au moyen de » la fiction classique comme contemporaine est, de façon assumée, un prétexte méthodologique permettant l’étude des disciplines académiques et des concepts et des notions juridiques en dehors de toute application positive.
L’association Collectif L’Unité du Droit s’en est d’ailleurs fait l’un des porte-voix (ce que l’on n’a pas manqué de lui reprocher) par le biais de déjà nombreux colloques et publications mettant en avant tant la littérature classique que la pop-culture[13]. En droit(s) de la santé ainsi, on ne peut qu’encourager les collègues expliquant la responsabilité médicale à travers les péripéties d’un Dr House ou de la série plus récente Hippocrate[14]. De même, considère-t-on avec bienveillance celles et ceux utilisant des séries policières en matière de libertés publiques ou encore de polices judiciaire et administrative. Et les exemples sont légion(s).
Le Pop’Droit est critique des ordres
(ce qui peut engendrer un désordre disruptif)
S’il peut exister des contestations sourdes ou silencieuses, en revanche il n’existe de contestation qu’intensive et non passive : la contestation, elle aussi, comme les Pop’Droit et Pop’philosophie, ne se conçoit qu’en intensité(s) et rejoignent pleinement l’analogie deleuzienne des branchements électriques.
En effet, le Pop’Droit procure cette même décharge aux émetteurs et récepteurs qui la pratiquent. Il les réveille ou les tient éveillés car il les invite à la vigilance permanente ainsi qu’à la réaction/participation.
L’intensité recherchée, cependant, peut aussi entraîner un risque : celui par lequel tout ce qui ne ferait pas « pop » deviendrait fade ou affadi, neutre ou dénaturé. Il s’agit d’un risque, particulièrement bien exploré par Tristan Garcia, qui explique qu’en devenant un « idéal ordinaire », l’intensité perd de son caractère précisément extraordinaire ou exceptionnel pour engendrer un ressenti (voire un manque) de performance absolue. Et l’auteur[15] d’en appeler, toujours dans l’imagerie électrique, à penser des formes de « résistances » pour ne pas céder aux sirènes du tout électrique. Pour autant, que l’on se rassure, si l’on entend (et comprend) le risque dénoncé, on peut témoigner de ce que, pour l’avoir pratiqué depuis déjà des dizaines d’années (tout en ignorant à l’époque la qualification qu’on allait lui proposer), le Pop’Droit n’est pas une drogue qui rend dépendant. Certes, il peut être grisant (c’est l’effet « pop »), enthousiasmant et donner l’envie de ne pratiquer le Droit qu’à travers ses modalités mais cela n’empêche en rien le juriste d’alterner les « courants » et les matérialisations juridiques sans nécessairement prendre le risque qu’une pratique « habituelle » ou « classique » du Droit ne paraisse fade ou moins stimulante. Cela dit, l’une des contestations manifestes du Pop’Droit est celle de la forme pour la forme, autrement dit d’un respect inconditionnel du formalisme au détriment du fond.
Sans aller jusqu’à écrire (et à penser) que toute forme (notamment dans son rapport au respect présumé de l’autre) se vaut ou qu’aucune forme importe et que seul le fond doit être regardé, force est de constater que l’académisme – français notamment – est singulièrement formaliste (pour ne pas dire ampoulé).
Cela ne signifie pas, par exemple, que l’on nie des bienfaits, par exemple, au cours dit magistral mais que l’on s’émeut de ce qu’il corresponde encore trop, parfois, à la transmission unilatérale d’un savoir où l’étudiant est placé dans une situation non d’apprenant (et potentiellement comme avec le Pop’Droit de discutant) mais seulement de subordonné passif et dont la passivité seule est encouragée sinon récompensée.
Par ailleurs, parce qu’il n’entend pas faire de la forme une finalité mais seulement un moyen, un outil, le Pop’Droit tel que nous le concevons lutte contre l’appauvrissement doctrinal suggéré par tant d’éditeurs et de coordinateurs d’éditions capables de résumer un « bon » article à son nombre de caractères (espaces comprises) tout en diminuant toujours plus le nombre de celles-ci comme s’il était possible de développer et de démontrer une idée à prétention doctrinale en 20 000 caractères !
Un Pop’Droit nécessairement disruptif ?
De surcroît, si l’on reprend l’un des termes (qui n’est pas soixante-huitard mais bien post-soixante-huitard) actuellement prisé des médias : le Pop’Droit se veut nécessairement disruptif au sens – décidément – électrique du concept entendu comme une décharge éclatante et potentiellement inattendue : …. un « pop » ! En outre, au sens second entendu et pratiqué par les actuels gouvernants, serait disruptif un comportement apportant une rupture radicale dans une activité donnée. Or, si le Pop’Droit est contestataire, s’il est potentiellement conscient et critique envers l’Ordre et les Ordres, il ne crée pas nécessairement (ou en volonté première) de désordre ou de rupture obligatoirement radicale. Il n’est donc pas forcément disruptif mais il peut seulement l’être. Par ailleurs, et cette fois l’on reprend bien une thématique soixante-huitarde directement inspirée de la French theory des Foucault, Baudrillard (1929-2007), Derrida (1930-2004), Deleuze et autres intellectuels l’ayant incarnée, le Pop’Droit est irrémédiablement ancré dans une thématique[16] de « déconstructions » qui le pousse à tout interroger et à ne rien tenir pour acquis, connu ou établi. Le Pop’Droit, en ce sens, est à l’image d’un jeu enfantin de « mécano » qui offre aux juristes la possibilité non de déconstruire pour déconstruire (cela n’aurait aucun sens) mais bien de déconstruire pour comprendre comment le Droit s’est construit.
Aussi, c’est en refusant le Droit tel qu’il nous est majoritairement offert et présenté comme acquis et intangible ; c’est en le décortiquant volontairement, en le triturant, en le retournant, en le comparant, que l’on comprendra comment et pourquoi il s’est construit et comment il est devenu. S’en suivent trois conséquences :
- d’abord, cela signifie que le Pop’Droit va avoir vocation à toujours essayer de s’intéresser à tous les pans ignorés (sciemment ou non) par le Droit en essayant de répondre à la question : pourquoi ces champs d’étude sont-ils délaissés par le Droit académique ? Est-ce conscient ? Qu’est-ce que cela traduit ? Il en est ainsi, par exemple, en droit public[17], de l’absence fréquente d’études sur des périodes où ce même droit a été singulièrement malmené comme la Commune de Paris ou le gouvernement de Vichy.
- Ensuite, cela signifie que le Pop’Droit considère le Droit comme un « récit » c’est-à-dire comme un ensemble de données raconté, transmis, confié par un « récitant » nécessairement subjectif (à l’instar du camp victorieux d’une guerre) qui va donner « sa » vision du Droit et du réel, du juste et du « bon » positifs alors qu’existent d’autres visions possibles. En acceptant cette subjectivité, le Pop’Droit peut plus aisément la critiquer et la confronter à d’autres propositions, doctrines et visions juridiques. Ce faisant, en pointant du doigt la subjectivité du droit positif, le Pop’Droit n’en remet pas la valeur normative en question. Il ne la conteste même pas mais relève, seulement, que d’autres solutions sont possibles.
- Enfin, cela implique que le Pop’Droit ne fait pas de ses enseignants académiques des maîtres absolus dépositaires d’un savoir dogmatique insusceptible d’être contesté. Bien au contraire, le Pop’Droit est conscient des mythes forgés par ses prédécesseurs et de la nécessiter de les interroger, de les déconstruire et parfois de les contrer.
Le Pop’Droit refuse de faire des sachants
des « Popes » droits
Sur ce point, le Pop’Droit ne renie pas ses origines dans la Pop’philosophie ainsi que dans les idées soixante-huitardes d’un désir de ne plus faire du professeur l’incarnation d’un dogme de vérité(s) à l’instar de la Papauté et du verbum incarnatum. Imprégné des idées notamment mises en avant en France par le mouvement[18] Critique du Droit, et les écrits et leçons enseignées des professeurs Lochak, Chevallier, Mazères, Koubi ou encore Miaille, le Pop’Droit se partage et se vit non avec des publics et des étudiants soumis, inféodés ou rabaissés mais avec des accompagnants, des compagnons de route.
« Le professeur est fait pour l’étudiant et non l’étudiant pour le professeur » avait déjà engagé Édouard Laboulaye[19] lorsque, imaginant une école dite « libre » de sciences politiques, il avait désiré sortir de l’académisme sclérosant et étouffant où les enseignants étaient des Dieux intouchables et sacrés.
Un siècle et demi plus tard, nous y souscrivons totalement en précisant, cela dit (et pour éviter le consumérisme contemporain de certains étudiants), qu’affirmer que le professeur (ou l’émetteur) est là pour son public, ses récepteurs comme on les a ici qualifiés et que ces derniers ne sont en rien à sa disposition et à sa soumission, ne signifie pas pour autant que l’enseignant doit être disponible à tout moment et devenir corvéable à merci(s). Changer les points de vue(s) n’implique pas de passer d’un excès à l’autre mais simplement d’instaurer un respect mutuel entre des publics pratiquant l’échange sur le Droit (et en l’occurrence en France entre essentiellement des émetteurs et des récepteurs majeurs). C’est effectivement à l’émetteur de faire le premier pas de l’échange du Pop’Droit.
Partant, l’émetteur du Pop’Droit n’a-t-il pas à faire semblant d’être surpuissant, omnipotent et omniscient. Cet énoncé rejoint, une fois de plus et décidemment, l’un de sujets d’étude(s) les plus récents de notre collègue Laurent de Sutter, lorsqu’il explique[20] qu’avoir « raison ne sert à rien. Pour penser, il faut être prêt à perdre ». Par le Pop’Droit, chacun, émetteur comme récepteur est conscient de ses faiblesses et de ses erreurs potentielles. Il peut donc même parfois se montrer fragile, faillible ou faible car il est humain avant d’être juriste.
Du reste, tel est peut-être bien l’un des objectifs du Pop’Droit : recentrer le Droit sur les émetteurs et les récepteurs : sur l’humain.
En ce sens, comme enseignant-chercheur a-t-on toujours cherché[21] non seulement à transmettre des connaissances juridiques brutes mais encore à tenter d’insuffler à ses étudiants cette si belle conception que portait Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) dans son Discours sur l’origine de l’inégalité : « l’homme sociable […], ne sait vivre que dans l’opinion des autres et c’est pour ainsi dire de leur seul jugement qu’il tire le sentiment de sa propre existence ».
Cela ne signifie pas pour autant que tout ce qui nous est appris (en Facultés de Droit notamment) est faux mais cela engage chacun et chacune à toujours – ou le plus souvent possible – vérifier ce qui nous est affirmé. À l’heure où les plagiats volontaires ou involontaires se multiplient et où les rumeurs les plus folles se répandent, à l’heure où l’on légifère même sur ce qu’il est devenu convenu d’appeler les « fake news », faisons fonctionner les neurones qui nous ont été fournis à la naissance et exerçons notre sens critique sinon nous prenons le risque de voir se réaliser la prédiction de Carlo Maria Cipolla (1922-2000) dans ses Lois fondamentales de la stupidité humaine (The basic laws of Human Stupidity ; Londres, The mad millers ; 1976).
À cet égard, le plus beau moment dans la carrière d’un enseignant-chercheur n’est-il pas celui où l’on peut admirer d’anciens étudiants vous critiquer (de façon constructive) par de nouvelles et stimulantes propositions et projections ? Aider à la formation d’êtres libres et critiques à l’heure du « prêt-à-penser » ou du « tout-cuisiné » idéologique n’est-elle pas la plus belle des récompenses d’une carrière ?
Voilà pourquoi, au cours de ces premières années d’enseignement(s), nous nous sommes exercé, dans nos leçons académiques, à essayer de démontrer, aux étudiantes et aux étudiants, la fragilité de certaines affirmations juridiques, le doute quant à l’existence de certaines réalités très affirmées, la méfiance vis-à-vis de quelques théories, bref… à expérimenter un Pop’Droit critique. On pourrait presque affirmer ici que l’enseignement du Droit est encore aujourd’hui l’une des manifestations des théories foucaltiennes de l’enfermement selon lesquelles l’étudiant ou l’apprenant, ou le récepteur de notre théorie, serait placé – au cœur d’une société disciplinaire – dans un enfermement continu au sein duquel il lui est fait comprendre sa place de sujet dominé.
Le Droit, en effet, s’apparente encore trop à un cadre contraignant et restrictif et ce, y compris dans sa transmission académique et le Pop’Droit espère le contourner. C’est, du reste, à titre très personnel, la raison pour laquelle, avec d’autres juristes, nous avons fondé en 2004 (mais il était déjà en formation quelques années plus tôt) une association nommée Collectif L’Unité du Droit ayant notamment pour but de réfléchir à la notion même d’Unité du Droit mais encore de proposer des améliorations critiques du système français d’enseignement académique. À cette fin avons-nous pratiqué, collectivement et hors des murs universitaires, des échanges déliés des pressions, des habitudes et des carcans académiques, pour matérialiser – déjà et sans le nommer ainsi – des formes de Pop’Droit.
Le Pop’Droit reconnaît ses récepteurs comme des acteurs animés (ce qui peut le rendre populaire)
En s’adressant à des lecteurs et en les poussant à réagir, à répondre et à s’impliquer, le Pop’Droit implique et attend, autrement dit prévoit, une interaction avec ses destinataires physiques (en leçons, en séminaires, en cours, en conférences…) ou à ses lecteurs (plus immatériels).
Partant, le Pop’Droit les reconnaît et leur donne un rôle qui n’est pas ou plus celui de citoyens passifs subissant un savoir : il les engage à réagir et ses promoteurs savent que le Pop’Droit sans lectorat ou auditorat n’a aucun intérêt.
Le Pop’Droit ne se vit que par l’échange sinon la confrontation.
En ce sens, il s’oppose clairement à une vision statique, autoritaire et uniquement normative (en son sens le plus froid) du Droit qui ne serait qu’un ensemble de règles posé unilatéralement quels que soient ses acteurs et ses destinataires.
Alors, le Pop’Droit ne peut être conçu (comme l’est encore si souvent le Droit) comme un « simple » ou unique « outillage » juridique, comme un moyen froid et non intentionné ou affecté, et finalement comme un être inanimé.
Le Pop’Droit implique nécessairement des échanges, des interactions, des frictions pour se réaliser. Il n’est pas uniquement la règle de Droit mais il la dépasse pour la faire vivre et – surtout – la questionner.
Le Pop’Droit déteste la passivité. Il ne peut coexister avec elle.
C’est ici que l’on peut aussi tisser un lien avec la proposition que forgea Deleuze à partir de la jurisprudence[22], conçue comme[23] « avenir » ou « futur » de la philosophie en ce qu’elle serait moins unilatérale et moins impérative que la norme législative. Après lui, un auteur comme Laurent de Sutter a particulièrement développé[24], en théorie du Droit, cette question du rapport à la Loi et de son nécessaire dépassement au profit – notamment – de normes plus adaptatives, plus circonstanciées, et finalement plus « proches », plus respectueuses et à l’écoute de leurs destinataires ce qui inclut également la jurisprudence. En considérant cette dernière à l’américaine ou à l’anglo-saxonne comme au cœur d’un Droit de précédents et d’étude(s) de « cas », les philosophes l’idéalisent sûrement un peu trop (surtout s’agissant du droit privé où cette pratique existe moins qu’en droit administratif où le Conseil d’État n’y est pas étranger). En effet, s’il est manifeste qu’un juge se trouve – en général – et en premières instances tout particulièrement en contact et pourquoi pas en échanges et en discussions avec les parties qui l’ont saisi, au niveau de la cassation ou d’un organe (pour ne pas dire nécessairement une juridiction) comme le Conseil constitutionnel français, la force du « conséquentialisme » des décisions prises et de la prise en compte des « parties » ne s’impose pas (encore) toujours autant qu’on l’aimerait. Il en est ainsi de toutes ces hypothèses où le juge va reconnaître un droit ou une prérogative nouvelle (ce qui est une avancée juridique et sociale) mais ce, en refusant de l’appliquer à l’espèce. Autrement dit, s’il est manifeste que la jurisprudence est une norme moins abrupte et potentiellement plus adaptative et à l’écoute du réel, des récepteurs et des sujets de Droit que la norme qui s’impose froidement et unilatéralement à eux, elle n’est pas – dans un système juridique latin comme le nôtre qui a tant sacralisé la Loi – une nouvelle panacée.
Le Pop’Droit assume ainsi la caractéristique animée de ses émetteurs et de ses récepteurs.
Ici encore, le parallèle à la Pop’philosophie s’impose. En effet, lorsque notre collègue de Sutter[25] écrit que « la Pop’philosophie est l’être-affecté de la philosophie », il présente, avant nous, le même parallèle que celui que nous proposons d’appliquer au Pop’Droit « affecté ».
En considérant émetteurs et récepteurs juridiques comme les êtres animés qu’ils sont pleinement, le Pop’Droit fait du Droit une science et une pratique nécessairement contingente des êtres qui vont le mettre en œuvre ainsi que des contraintes[26] pesant sur eux.
En reconnaissant les affects, les ressentis et les émotions, le Pop’Droit fait sortir le Droit de ses aspects les plus froids et inanimés.
En effet, en considérant que l’objet du Droit est l’homme et son activité, le Pop’Droit fait de l’être (le sujet, le récepteur juridique) la priorité sur la règle même.
Le Pop’Droit est ainsi pleinement humaniste en rendant quasi vivante ou animée la règle même.
Le Pop’Droit a recours à d’autres pédagogies
(ce qui peut le rendre étonnant)
« Il faut que le Droit soit ennuyeux, rasant, soporifique » prévient Laurent de Sutter[27] singeant et rappelant l’idée effrayante que l’on s’en fait parfois et que certains universitaires continuent d’incarner. Près de deux siècles avant lui, à Poitiers, le doyen Foucart[28] était déjà parvenu au même constat et à sa nécessité de le dépasser : « l’étude du Droit, messieurs, paraît à bien des gens une étude sèche et ingrate, un travail pénible qui consiste à se charger la mémoire d’une foule de dispositions de Loi minutieuses et presque toutes difficiles à comprendre : on s’y décide moins par goût que par nécessité ». Et l’auteur de comparer alors l’étude du Droit à celle, a priori plus stimulante et enjouée pour l’intellect de la Littérature. Cependant, concluait-il, seuls les esprits « à vues étroites et exclusives » ne réussiront pas à se départir de l’a priori qu’offre spontanément le Droit. Il convient donc de dépasser cet a priori solidement ancré dans nos sociétés à la suite de siècles d’académisme corseté.
Le Pop’Droit propose une vision du Droit, une façon de le vivre et de la pratiquer, de l’enseigner et de le transmettre (surtout) et il ne se réduit pas aux méthodologies ou pédagogies qu’il pourrait entraîner. Le but du Pop’Droit est alors simple et peut se résumer comme suit :
il ne faudrait surtout pas réduire l’étude et la transmission du Droit à une modalité unique. Il faut au contraire recourir au plus de pratiques et de théories : les multiplier et les tester et ne surtout pas en retenir qu’une seule.
Toutefois, s’engager à cela en proposant (comme beaucoup le font heureusement déjà) des Parlement et des procès fictifs, des cas pratiques ou des cliniques juridiques, des cours inversés ou des utilisations accrues de l’image et de la vidéo pour en diversifier les supports et les procédés (etc.[29]), peut paraître extraordinaire à quelques collègues. En effet, pour encore nombre d’entre eux[30], la pédagogie[31] est un gros mot sinon une préoccupation futile qui ne serait destinée qu’aux enseignants des niveaux dits inférieurs (primaires et secondaires). L’Université en serait détachée comme si l’excellence pédagogique de ses enseignants-chercheurs tombait du ciel – telle la Grâce – avec la réussite à l’un de ses concours prestigieux. Il n’en est pourtant rien et chaque lecteur a malheureusement connu, dans ses années de cursus académique, des professeurs sans une once de réflexion pédagogique heureusement compensée par la présence d’autres collègues pour qui cette préoccupation importe.
Il faut dire que les concours académiques actuels n’y aident pas en ne faisant presque que primer les titres, les diplômes et les activités de recherches ainsi qu’en proposant des « leçons » davantage destinées à un public élitiste (qu’incarnent les différents jurys) qu’à des étudiants des premières années de Licence. La pédagogie ou science de l’éducation qui met en avant les méthodologies d’enseignement(s) ne devrait pourtant jamais être ignorée des Facultés de Droit[32]. À titre personnel, c’est pour pallier ce manque que nous proposons à nos doctorants et aux chargés de travaux dirigés que nous accompagnons, non seulement des réunions de travail sur les méthodologies d’enseignement mais encore d’assister à quelques-unes de leurs leçons, pour ensuite les retravailler au besoin, et même de participer quelques minutes à des cours magistraux pour toujours s’entraîner et progresser.
On ne s’improvise en effet pas bon pédagogue, on doit – comme en tout exercice – essayer, se tromper, imaginer, créer, proposer, et sans cesse se renouveler. Seul l’entraînement continu et la remise en question(s) permanente permettent la progression et le succès et il en est, précisément, de même du Pop’Droit.
Voilà pourquoi il faut commencer tôt. Voilà pourquoi il ne faut jamais s’arrêter. Voilà pourquoi il faut être accompagné sur les premiers pas de la pédagogie.
Un cours comme une recherche ne se font pas pour soi mais pour les autres. Ils se partagent à l’instar du Pop’Droit ici suggéré.
C’est certainement une banalité que de l’écrire mais il est important de le garder toujours à l’esprit. Faire un cours de Droit, ce n’est ainsi pas s’écouter parler (le risque est pourtant parfois grand à l’Université) et tenter quelques effets de manches égotiques destinés à « se » faire plaisir. C’est d’abord et avant tout « transmettre » (c’est-à-dire confier à d’autres) des connaissances et des savoir-faire sinon des savoir-être. Le cours n’est fait que pour l’autre : l’étudiante ou l’étudiant. Il faut donc nécessairement le ou la considérer et non (comme cela arrive parfois de façon mandarinale) l’ignorer.
Aussi, même si le cours d’amphithéâtre est dit « magistral », il ne doit pas être, à nos yeux en tout cas, totalement unilatéral.
Un cours, même magistral[33], où c’est essentiellement (sinon seulement) l’enseignant-chercheur en chaire qui s’exprime doit donner lieu à des échanges et à des interactions : qu’il s’agisse a minima pour l’universitaire de toujours questionner les yeux de son « public » pour en rechercher la confirmation ou l’infirmation de ce qu’ils ont saisi ce qui vient d’être expliqué ou, a maxima, qu’il s’agisse de prises de paroles estudiantines que permettent des moments de questionnements directs, avant, après ou au cours de l’exposé.
Croire ou affirmer l’enseignant seul dans la transmission du Droit serait une erreur grossière et totalement antonyme à l’idée même du Pop’Droit.
En travaux dirigés, comme leurs noms l’indiquent, ce n’est plus – et ne doit jamais être – l’enseignant que l’on entend a priori de façon unilatérale mais d’abord les étudiantes et les étudiants qui s’expriment, qui essaient, qui proposent ; le ou la chargé(e) de cours n’étant là qu’en soutien, en direction, en accompagnement. Des travaux dirigés qui ne seraient qu’un cours magistral bis (même meilleur sur le fond ou sur la forme !) sont l’archétype, à nos yeux, de ce qu’il ne faut pas faire.
En effet, les travaux ne sont pas des cours magistraux mais des exercices pratiques : des conférences de méthodes et d’application(s). Voilà pourquoi, nous concernant, nous demandons aux chargés d’enseignement des équipes en Droit que nous encadrons de ne pas faire directement de rappels de cours (censés être sus). Et si (c’est inévitable), des redites ou reformulations du cours magistral appliqué doivent être matérialisées, alors elles doivent, selon nous, avoir été indirectement provoquées, par exemple, par une interrogation à l’oral portant sur les termes les plus importants du vocabulaire de la leçon ou, en droit administratif notamment, sur la connaissance de jurisprudences pertinentes. Il est évident que si les étudiants ne savent pas, mal ou peu, il importera alors au chargé d’enseignement de réexpliquer indirectement un point de cours mais ce, à la suite d’un exercice ou d’un questionnement et non en l’exposant directement.
Multiplier les pédagogies ne revient pas à simplifier le Droit. Il n’est pas question d’assimiler le Pop’Droit à une vulgarisation ou à une simplification juridique. Le Droit est effectivement potentiellement complexe mais la mission de ses serviteurs[34] ou de ceux que nous nommons ses émetteurs au sens large n’est pas de le traduire en termes banalisés et réducteurs comme si la complexité n’existait plus.
La mission consiste au contraire à faire comprendre aux récepteurs toutes les subtilités et difficultés de sa complexité quitte, pour se faire, à utiliser des référents plus aisément perceptibles par le public destinataire des leçons. Par ailleurs, dans cette optique, tout dans la pédagogie doit être au service des connaissances transmises ce qui exclut l’utilisation d’une méthodologie unique.
Qu’il nous soit par ailleurs permis de rappeler ici un véritable credo notamment exprimé dans nos préc. Mythes du droit public : l’importance de toujours considérer la forme comme un outil et non comme une fin en soi ou pire à l’instar d’un carcan pédagogique.
Il en est ainsi de l’usage du plan en deux parties en Droit français[35]. L’utilisation de cette forme quasi absolue qui n’est exigée par aucune norme (mais n’est qu’un usage solidement ancré en France) est totalement contraire à la logique mais il est manifeste que la communauté scientifique y a pris goût et le revendique. Le plus étonnant dans cette « coutume académique », devenue obligatoire parce que le groupe des juristes l’entretient et la nourrit, c’est en effet que la logique scientifique y est totalement contraire. La forme doit effectivement toujours servir le fond et non l’inverse. Or, l’objectif d’un plan est précisément de faire passer au mieux – de la manière la plus efficiente – un discours afin d’en convaincre le lecteur ou l’auditeur. Il arrive pourtant fréquemment que certains juristes se forcent à « balancer » leurs arguments de façon binaire simplement parce qu’ils y sont obligés (ou plutôt parce qu’ils se sentent comme tels) et non parce qu’il s’agit de la méthodologie la plus efficace.
Pour en témoigner, le professeur Vivant[36] utilise cette belle formule : « le jeune étudiant brillant et sans parti pris théologique, saura ainsi reconstruire La Trinité en deux parties » !
Partant, et c’est évidemment ce qui nous embarrasse ici le plus (car le lecteur comprendra que nous n’avons rien par principe contre un plan bipartite ; seule l’obligation de celui-ci nous gênant), le préjudice causé par le mythe du « plan en deux parties » est énorme car il laisse croire aux apprentis juristes que seule existerait une méthodologie efficiente de présentation juridique : celle en deux temps. Dans bien d’autres hypothèses d’exposition formelle pourtant (chronologique, par syllogisme, en autant de parties (d’une à plusieurs) qu’il y a de problématiques juridiques, etc.) le plan bipartite ne s’impose pas logiquement mais simplement historiquement par habitude(s) ce qui est manifestement préjudiciable au fond. Préjuger en effet qu’un exposé devra comporter – quoi qu’il arrive deux ou trois parties – est un acte ascientifique : dogmatique sinon quasi superstitieux. Ainsi, comment justifier qu’un étudiant traite en deux parties uniquement une dissertation qui porterait sur une évolution chronologique en trois phases clairement distinctes et d’égale importance ? Comment – lorsqu’un arrêt par exemple – présente trois importants points de droit soutenir une présentation formelle binaire ? En cours, en exposé, en article, s’il peut y avoir un intérêt évident à adopter une structure en deux, trois, ou autant de temps voulues qu’on le souhaite, pour habituer les étudiantes et les étudiants à une forme particulière et à des temps donnés, le fait d’imposer de façon absolue un nombre « N » de parties et de sous-parties est illogique.
La forme doit toujours servir le fond et tenter de solliciter toutes les formes de mémoires et d’intellect.
En France, en 2024, le récepteur du Droit dont la mémoire principale est auditive a plus de chances de succès dans l’Université française que ses camarades. La plupart des enseignements (cours magistraux et travaux dirigés y compris) sont effectivement exclusivement tournés vers la mémoire qui retiendra ce qui a été dit ou prononcé : les mots de l’émetteur sachant. Certes, la période pandémique a un peu relativisé cette toute puissance de l’appel à la mémoire audio mais, globalement, la tendance est loin d’être inversée.
Le cours étant prononcé – en présentiel ou en distanciel – par une ou plusieurs voix humaines sans autre artifice ou biais méthodologique qu’une leçon lue ou discutée, l’apprenant n’a d’autre choix que de se concentrer sur la seule mémoire auditive.
Certes, cette mémoire sera plus facilement impactée si la leçon, au lieu d’être lue, est discutée ou « racontée » à la façon d’un récit mais – principalement – il faut relever que ceux titulaires de mémoires principielles autres qu’auditive sont manifestement mis à mal et clairement moins chanceux car la plupart des cours de Droit (que nous connaissons ou avons fréquentés) sont construits sur le seul vecteur de la transmission orale au moyen, discret, de quelques supports écrits diffusés avant ou après (et rarement pendant) les leçons. D’autres mémoires existent pourtant. Ainsi, lorsque l’on essaie de faire passer en leçons des émotions (le rire, la réflexion, une ambiance particulière, une anecdote, etc.) ceux qui ont une mémoire dite kinesthésique (qui fait appel aux autres sens que l’audiovisuel) apprennent mieux. Il en est de même, lorsque l’on associe une explication à une image, à un vêtement (comme un affreux nœud papillon porté lors de telle leçon par l’enseignant), à un objet, faisant ainsi travailler la mémoire purement visuelle.
Il est ainsi possible et même souhaitable de solliciter davantage et autrement les mémoires visuelle et kinesthésique traditionnellement délaissées pour que les transmissions du Droit s’opèrent mieux et permettent les réactions et participations : l’échange cher au Pop’Droit.
En ce sens, croit-on profondément au « pouvoir » de l’image (et donc de la mémoire visuelle) dans la transmission des connaissances. On en saisira trois exemples concrets portés par l’expérience :
En travaux dirigés, d’abord, on doit insister pour que les supports de fiches des séances comprennent des images comme des photographies d’auteurs incarnant ses notions ou encore à l’instar des lieux que des jurisprudences ou des normes ont portés. Ces éléments (outre un effet esthétique d’aération des données) permettent souvent aux étudiants de concentrer leur attention sur un élément graphique qui va leur permettre d’actionner toutes les connaissances dites ou lues parallèlement. En cours magistraux, nous faisons partie de ces enseignants qui trouvent utile la projection de supports visuels qui ne se contentent pas (même si c’est un premier pas) d’énoncer le plan de la leçon mais de l’illustrer non seulement par des images mais encore par des éléments animés. Là encore, l’attention de ceux qui privilégient la mémoire visuelle sera tonifiée. Enfin, nous avons même commis un ouvrage[37] qui tend à rassembler les tensions des mémoires visuelle et kinesthésique précisément à la suite du constat de ce qu’elles ne sont que trop peu sollicitées.
L’exemple du Pop’Droit administratif.
Concrètement, le droit administratif français est marqué par sa jurisprudence et c’est ce qui effraie trop souvent ses récepteurs. On a cherché conséquemment à les rassurer en apprenant autrement et avons proposé de présenter au public, essentiellement estudiantin, un premier ouvrage destiné à réviser de façon renouvelée des décisions importantes ou emblématiques dudit droit. Il a ainsi d’abord été décidé d’exposer une première centaine de décisions juridictionnelles (principalement du Conseil d’État mais aussi d’autres juridictions comme le Tribunal des conflits, le Conseil constitutionnel ou encore la Cour européenne des Droits de l’Homme). Cette sélection qui couvre plus de 220 années (de 1800 avec le premier avis « connu » du Conseil d’Etat à 2020) est nécessairement subjective. Elle entend parcourir la jurisprudence administrative en soulignant de nombreux « grands arrêts » à l’instar de la « Bible » qu’est le recueil doctrinal des Gaja (Grands Arrêts de la Jurisprudence Administrative) mais sans en donner des commentaires approfondis. L’idée est au contraire d’offrir un aperçu de la matière en insistant non seulement sur ses traits les plus saillants et reconnus mais encore sur quelques arrêts moins célébrés. La mémoire visuelle y a d’abord été consacrée. En effet, nous y avons considéré que sept thématiques principales formaient les « objets » du Droit administratif, savoir : le service public, les actes, les libertés, le contentieux, les agents, les biens et la responsabilité. À chaque « objet » du Droit, une couleur a été attribuée et permet au lecteur de situer immédiatement et visuellement la thématique ou l’objet principal de la décision présentée. À ces sept objets thématiques correspondent aussi des objets matériels et physiques photographiés dans un cadre identique pour donner une identité visuelle et graphique. Par cet ouvrage, on a également sollicité d’autres mémoires que l’attrait visuel.
En ce sens, le choix des cent objets associés aux cent décisions surprend parfois (et c’est volontaire !) le lecteur qui n’y voit pas toujours immédiatement le lien. Cela dit, s’il s’interroge c’est que la mémoire commence à retenir son attention. Par suite, la lecture de cartouches (toujours placés au même endroit dans l’ouvrage sous l’objet photographié) l’éclaire immédiatement : outre une description quasi muséale des items (matières utilisées ce qui permet de les ressentir presque, date de création, marque éventuelle ou nom d’un artiste, etc.), figure un encadré, aux couleurs de la thématique, expliquant – en une phrase – pourquoi l’objet choisi l’a été. Alors, outre ce choix d’un objet déterminé qui « raconte » ou témoigne matériellement et visuellement de la décision commentée, on a ensuite associé la portée d’une décision juridictionnelle à un contexte et à une ambiance (les faits). Partant, en en racontant les anecdotes, on va solliciter la mémoire kinesthésique des émotions. L’ensemble forme ainsi un cabinet d’objets juridiques eux-mêmes répartis parmi les « objets » thématiques précités du Droit administratif. Ce cabinet virtuel de curiosités publicistes aborde, se faisant, les objets du Droit administratif « par » des objets concrets du quotidien mais aussi d’exception et d’histoire même du Droit administratif (à l’instar d’éléments autographes, d’ouvrages rares ou encore d’œuvres d’art parfois uniques). C’est alors comme un livre d’histoire(s) du Droit administratif qui nous est ici proposé avec des objets parfois anodins et d’autres fois extraordinaires. Ce ne sont donc pas « que » des décisions publicistes qui sont présentées mais encore des auteurs de doctrine et / ou des événements ayant marqué l’histoire nationale même.
Ce faisant, on rejoint une préoccupation intellectuelle notamment portée par le professeur François Ost[38] et plus récemment, en droit administratif précisément, par le professeur Anne-Laure Girard[39] : une conception de ce que le Droit – administratif notamment – serait un récit sollicitant tous les éléments dans sa transmission de la mémoire kinesthésique au premier rang de laquelle se nichent les émotions.
Certes, un cours de droit administratif n’a pas vocation première – redisons-le – à la transmission d’émotions et au divertissement mais nier qu’il le fait – nécessairement et notamment – comme toute transmission humaine d’un récit et de connaissances serait une erreur.
Pendant la pandémie de Covid-19 nous avons tous et toutes été confrontés à une énigme pédagogique : comment faire pour parler de Droit, pour échanger et tenter en ce qui nous concerne du Pop’Droit mais ce, sans le support habituel de l’amphithéâtre ? La visio-conférence s’est alors imposée aux émetteurs et aux récepteurs mais avec une difficulté d’importance et technique empêchant ou diminuant l’accès de certains au cours.
Nous avons alors décidé (toujours avec cette idée de ne pas délaisser les récepteurs marqués par la mémoire visuelle) de recourir à de nouveaux prétextes ou supports : des Playmobils. Avec ceux-ci, imprégnés de l’inconscient de l’enfance, nous avons imaginé des saynètes, des discours, des illustrations de jurisprudences qui ont plu au plus grand nombre (qui en a salué la démarche et parfois l’amusement créé parallèlement). En portant leur attention sur ces personnages de plastique illustrant les supports de cours, de nombreuses discussions ont eu lieu sur les choix mêmes de mise en scène, sur les intentions, etc.
Le plus important était alors acté : les récepteurs allaient se souvenir du fond discuté en utilisant la forme Playmobil.
Et, là encore, on se permettra de ne pas citer les quolibets auxquels on a eu droit en utilisant ce procédé pédagogique qui a même entraîné sa discussion et sa dénonciation devant la police judiciaire (et nous ne plaisantons même pas).
Qu’il nous soit enfin permis de citer les propos réunis par le maître de la pédagogie, Ferdinand Buisson, dans son Dictionnaire aux occurrences « pédagogie » et « pédagogue » de l’édition de 1911.
D’abord, c’est Emile Durkheim (1858-1917) qui a démontré que la pédagogie est une science de l’éducation (ce qui nous rappelle qu’elle devrait enfin être aussi enseignée de façon noble et pérenne aux futurs (et aux actuels !) enseignants) mais encore qu’un bon pédagogue est celui qui, originellement, accompagnait y compris physiquement les apprenants vers l’École et donc vers la connaissance.
Etre un accompagnateur, un émetteur, un montreur de chemin, voilà le bon pédagogue. Il n’est ni celui qui n’écoute que sa docte parole ni celui qui considère l’apprentissage comme une transmission purement unilatérale car pour pouvoir accompagner, il faut avant tout un apprenant.
C’est sur ce constat que s’arrime le Pop’Droit.
Alors, le Pop’Droit est-il théorie ou pratique ?
Il est nécessairement les deux et s’en hybride et ce, pour deux autres raisons. D’abord, parce que nous sommes convaincu – depuis la lecture des travaux et propositions du doyen Foucart – qu’un bon cours suit ce que nous avons qualifié supra de trilogie d’enseignement (de la genèse à la pratique en passant par l’exégèse) mais encore parce que cette opposition entre pratique et théorie est trop académique pour être réelle. Ici encore, il faut relire Deleuze[40] lorsqu’il explique que « la théorie est elle-même une pratique, autant que son objet. Elle n’est pas plus abstraite que son objet. C’est une pratique des concepts, et il faut la juger en fonction des autres pratiques avec lesquelles elle interfère ».
Ici nous avons présenté des matérialisations les plus emblématiques de notre pratique du Pop’Droit.
Le Pop’Droit est potentiellement séditieux
(ce qui peut le rendre dangereux)
Nous pensons que le Pop’Droit est doublement séditieux : d’abord, parce qu’il est essentiellement né d’une contestation des ordres juridique et académique contemporains (ce qui peut le faire détester de promoteurs et défenseurs de ces deux derniers ordres) mais encore parce qu’il invite chacune et chacun à l’interaction et donc potentiellement à la multiplication des points de vue, des doctrines, voire des applications normatives et prétoriennes. C’est exactement l’argument de Deleuze quand il examine la jurisprudence comme une potentialité de multiplication des « cas par cas » et des réponses adaptées à chaque comportement, à chaque situation et où, même si la norme est la même, elle peut entraîner – au regard des faits et des situations objectivement distinctes – des réponses juridictionnelles distinctes. Toutefois, comme tout branchement électrique qui fait « pop » et le revendique, le Pop’Droit prend le risque de l’explosion s’il n’est ni maîtrisé ni surveillé.
C’est ce que nous avons commencé de développer supra avec l’analogie au pop-corn. De facto, le Pop’Droit apparaît en effet comme un jeu qui se ferait entre personnes consentantes, il est toujours possible d’y mettre un terme, mais cela implique une déclaration et que chacun puisse l’acter. Cela dit, il n’existe pas davantage de Pop’Droit si l’émetteur rencontre des récepteurs passifs ou égocentrés. Basé sur l’interaction, le Pop’Droit implique de la part des récepteurs une réaction, même minimale : une approbation, un questionnement, des louanges, des cris d’orfraie, des dramatisations surjouées même… Or, si l’émetteur de la proposition Pop’Droit rencontre face à lui des bénéficiaires qui ne vont qu’écouter et profiter personnellement de ce qui est proposé sans réagir, sans contre-proposer, ou – pire – en faisant mine d’approuver mais en désapprouvant, rien ne sera possible.
Seuls des malentendus naîtront et mèneront aux situations les plus inextricables. Il appartient alors à l’initiateur du Pop’Droit de s’assurer continuellement de ce que cet échange existe et est réaliste ; qu’il n’est pas feint mais donne lieu à des retours véritables (bons ou mauvais peu importe). Or, pour l’avoir vécu, si plusieurs propositions de Pop’Droit fonctionnent (et certaines même avec un enthousiasme dithyrambique de la part de collègues, de juristes, d’étudiants et/ou de doctorants), cela peut conduire l’émetteur, grisé, à les considérer valides et validées. Car, croire le Pop’Droit immuable est la plus grande erreur possible. Par définition, par essence, le Pop’Droit naît d’une interaction sans cesse renouvelée et implique conséquemment de s’en assurer très régulièrement. En cas contraire, les malentendus s’accroissent et l’émetteur peut ne pas même se rendre compte qu’il n’est plus non seulement écouté (ce qui n’est pas grave en soi) mais encore (ce qui est bien pire) qu’il n’est plus interagi avec lui (par manque d’intérêt, par incompréhension, etc.).
Le Pop’Droit implique donc un investissement collectif assumé et volontaire de la part tant de l’émetteur en proposition(s) que des récepteurs. Sans cette participation et cette discussion collective, il n’y a pas de Pop’Droit. Aussi, dès que des récepteurs refusent de s’y impliquer, la proposition doit-elle cesser, quand bien même l’émetteur en serait chagriné au regard des investissements qu’il aurait pu entreprendre ou rêver.
Partant, le Pop’Droit ne peut-il s’accommoder de publics ne désirant « que » consommer pour consommer ou n’interagissant qu’à la carte sans autre volonté que celle de rassasier leurs plaisirs et leurs egos. Le Pop’Droit est exigeant. Très exigeant.
C’est d’ailleurs en substance aussi ce qu’éprouva Deleuze lorsqu’il énonça pour la première fois le terme de Pop’philosophie, en réaction aux propos d’un doctorant qui tentait de « tuer le père » en croyant le prendre à son propre piège.
Le Pop’Droit est une fiction !
Il n’est qu’une interprétation (de plus) du réel…
Le Pop’Droit est un potentiel et non une réalité tangible, il est une proposition qui dépend intrinsèquement de ses discutants, acteurs et récepteurs, qui – eux – existent matériellement. Une cantatrice existe[41]. Un juriste existe, les émetteurs et récepteurs de celui que nous nommons Pop’Droit et vous aussi, lecteur ou lectrice, vous existez : vous êtes. Le Droit, en revanche, comme l’État ou comme un opéra n’existent pas matériellement : il s’agit d’œuvres ou de créations de l’esprit humain que nous acceptons par convention(s) pour faire société (s’agissant du Droit) ou pour accéder à la magie artistique (s’agissant de l’opéra). En outre, la création juridique est d’autant plus magique (mais dangereuse) que bien qu’inexistante matériellement, elle produit des obligations (des effets de Droit) que chacun doit accepter s’il consent à vivre en société. À l’Opéra[42], il est, à cet égard, beaucoup plus facile de s’extraire de la convention en quittant simplement la salle et ce, sans peu de conséquences. Alors, la magie n’opérera plus. Pour le Droit, il faudrait quitter tous les États faisant société et ayant adopté des normes régulatrices pour trouver un territoire désert et apatride ce qui, on en conviendra, est assez compliqué. Il est donc quasi impossible d’échapper (sans conséquences importantes) à la représentation du réel que se propose de régir et d’assumer le Droit alors qu’il est toujours envisageable de refuser la représentation artistique en s’y déclarant insensible. Droit & Pop’Droit sont des représentations du réel et conséquemment de potentielles fictions.
En tout état de cause, le Droit et la fiction (théâtre, séries, littératures, etc.) proposent ainsi des représentations sociales du réel. Et c’est pour cela qu’il est aisé d’utiliser des fictions dans une démarche de compréhension et d’explication juridiques, car elles sont bien plus liées au Droit qu’il n’y paraît par leur vocation identique à représenter – en le déformant sciemment ou non – le réel ; l’existant.
Le Droit est la proposition, par les représentants d’une société donnée, de se régir et donc de réguler le réel quitte à forcer ou à encourager certains traits. Ainsi, lorsqu’une norme propose une discrimination dite positive à des fins équitables pour lutter contre une inégalité persistante et inexistante, le Droit tente de lutter contre une réalité qu’il encadre. Quant aux fictions, il est aussi (tant dans l’esprit d’un compositeur et de librettistes que dans les yeux d’interprètes et de metteurs en scène en particulier) une représentation du réel fût-elle fantasmée, difforme ou caricaturée. Ainsi, aux temps des premiers opéras français et notamment de l’opéra dit baroque, les livrets ne mettaient-ils pas en avant la réalité des hommes d’État protecteurs du genre lyrique (et en particulier les Rois européens) mais leurs visions idéalisées (sans inégalité, sans esclavage, sans injustice de leur part, sans abus des puissants et notamment de l’Église, etc.). Les œuvres chantées mettaient ainsi en « lumières » des monarques éclairés et éclairants comme s’ils l’étaient véritablement. On louait alors, sous une parabole mythologique, le Roi-Soleil avec Voltaire (1694-1778) et Jean-Philippe Rameau (1683-1764) dans son opéra-ballet du Temple de la Gloire même si l’on savait pertinemment que la réalité était autre. C’est ce jeu de miroirs, entre réalité fantasmée et fiction véritable, que le peintre Émile Aubry (1880-1964) a désiré « capturer » en représentant, au sein d’une fresque historique immense destinée au foyer de l’Opéra d’Alger, un personnage baroque incarnant le premier opéra français officiel Pomone représenté dans la salle du Jeu de paume de la Bouteille, le 3 mars 1671, dans l’Académie d’opéra nouvellement instituée au profit de Pierre Perrin (1620-1675) (sur un livret même de ce dernier). L’œuvre montre alors une femme (qui pourrait être ou incarner un homme) revêtue des habits d’apparat du siècle, entre spectacle et réalité(s).
Voilà donc que fictions, Droit et Pop’Droit, qui pouvaient paraître si éloignés aux yeux d’aucuns, nous paraissent désormais si convergents : c’est aux représentations du réel qu’ils se donnent totalement.
Après tout, n’est-ce alors pas là un écho aux constats d’Arthur Schopenhauer (1788-1860) que de considérer, après lui[43], que[44] « la représentation est le seul mode d’être à la conscience du monde » et qu’après tout le réel n’est que ce que nous voulons (et parfois pouvons) représenter : « le monde est ma représentation » ; « malgré toute l’objectivité dont la science est capable, nous ne connaissons finalement du monde que la manière dont il est pour nous, c’est-à-dire dans sa dépendance de la conscience humaine ».
Le Pop’Droit n’y échappe pas mais propose collectivement d’imaginer ce réel.
[1] Il faut relire, pour s’en convaincre aisément : Miaille Michel, Une introduction critique au droit ; Paris, Maspero ; 1976.
[2] Foucart Émile-Victor-Masséna, « Discours du susdit sur l’esprit qui doit guider les jeunes gens dans l’étude du droit » in Séance solennelle de rentrée de la Faculté de droit de Poitiers (1839) ; Poitiers, Saurin ; 1839 ; p. 04.
[3] Gayraud Agnès, Dialectique de la Pop ; Paris, La découverte ; 2018 ; p. 09 et s.
[4] Sur ces deux médias : Mèmeteau Richard, Pop culture ; réflexions sur les industries du rêve et l’invention des identités ; Paris, La découverte poche ; 2019 ; p. 255 et s.
[5] Blanc Jean-Victor, Pop & psy ; comment la pop culture nous aide à comprendre les troubles psychologiques ; Paris, Plon ; 2022 avec une préface particulièrement stimulante sur Britney Spears analysée comme « princesse de la psy ou martyre de la pop » ; p. 11 et s.
[6] « Formation & contestation de l’État dans Kaamelott : de Léon Duguit à Léodagan » ; op. cit.
[7] Bénatouïl Thomas, « La Matrice ou la Caverne ? » in Matrix, machine philosophique ; Paris, Ellipses poche ; 2013 ; p. 49 et s.
[8] Partridge John, « Plato’s cave ans the Matrix » :
http://whatisthematrix.warnerbros.com.
[9] Du Droit chez Aya Nakamura ? puis Du Droit chez Orelsan ?; op. cit.
[10] Touzeil-Divina Mathieu, « Droit(s) & Série(s) télévisée(s) : mariage de, avec ou sans raison ? » in Jcp – édition générale ; n°8 ; 25 février 2019 (« libres propos »).
[11] Weisberg Richard, La parole défaillante ; l’homme du droit au cœur du roman moderne ; Toulouse, L’Épitoge ; 2019.
[12] « Changement » ; Perdu d’avance (Orelsan) ; 2009.
[13] En dernier lieu : Touzeil-Divina Mathieu & Douteaud Stéphanie (dir.), Lectures juridiques de fictions. De la littérature à la pop-culture ; Toulouse, L’Epitoge ; 2020.
[14] « Le Serment : d’Hippocrate à Lilti » in Chronique Droit(s) de la Santé ; Journal du Droit Administratif ; juillet 2021 ; art. 345.
[15] Garcia Tristan, La vie intense ; une obsession moderne ; Paris, Autrement ; 2016.
[16] Voyez en ce sens le désormais « classique » opus de : Cusset François, French Theory ; Paris, La Découverte ; 2003 ; spécialement aux pages 118 et suivantes concernant la déconstruction.
[17] L’un des premiers ouvrages de droit public que nous pourrions alors qualifier rétroactivement de Pop’Droit est très certainement celui de : Koubi Geneviève & Romi Raphaël, État, Constitution, Loi ; La Garenne-Colombes, L’Espace européen ; 1991. Il s’agit en effet d’une déconstruction critique – et en règles – des notions motrices et fondatrices du droit constitutionnel.
[18] À son sujet : Sutter Laurent (de), Hors la Loi ; théorie de l’anarchie juridique ; Paris, Lll ; 2021 ; p. 50 et s.
[19] Laboulaye Edouard René (Lefebvre de), « De l’enseignement et du noviciat administratif en Allemagne » in Rlj ; Paris ; 1843, Tome XVIII ; p. 513 et s.
[20] Sutter Laurent (de), Superfaible ; penser au XXIe siècle ; Paris, Climats ; 2023.
[21] On reprend ici des éléments déjà produits in Dix mythes du droit public ; Paris, Lgdj ; 2019 ; p. 42 et s.
[22] Deleuze Gilles, Pourparlers (1972-1990) ; Paris, Éditions de Minuit ; 1990 ; chap. 13 « sur la philosophie » ; p. 2019 et s.
[23] Sutter Laurent (de), Deleuze, la pratique du droit ; Paris, Michalon ; 2009 ; p. 11 et s.et 105 et s.notamment.
[24] « Il faut libérer le Droit de la Loi » écrit-il ainsi dans son ouvrage préc. sur Deleuze (op. cit. ; p. 68) ce qu’il a par suite développé dans deux très beaux ouvrages : Après la Loi ; Paris, Puf ; 2018 et (il s’agit de l’un de nos préférés) : Hors la Loi ; théorie de l’anarchie juridique ; préc.
[25] Sutter Laurent (de), Qu’est-ce que la Pop’philosophie ? ; op. cit. ; p. 100.
[26] Ce qui fait irrémédiablement penser aux théories dites des contraintes juridiques. Cf. Champeil-Desplats Véronique, Grzegorczyk Christophe & Troper Michel (dir.), Théorie des contraintes juridiques ; Bruxelles, Bruylant & Lgdj ; 2005.
[27] Sutter Laurent (de), Hors la Loi (…) ; op. cit. ; p. 05.
[28] Foucart Émile-Victor-Masséna, « Discours préc. sur l’esprit qui doit guider les jeunes gens dans l’étude du droit » ; op. cit. ; p. 02.
[29] Et la liste n’est naturellement pas exhaustive.
[30] On reprend ici des éléments développés in Touzeil-Divina Mathieu, « Quelles transmissions pédagogiques du droit administratif ? » ; op. cit. ; p. 401 et s.
[31] À propos de laquelle, même ancien, le référent demeure à nos yeux Ferdinand Buisson (1841-1932).
[32] Nous n’ignorons pas, cela dit, plusieurs actions heureusement pertinentes en la matière à l’instar des ouvrages suivants issus de fructueux colloques et échanges : Raimbault Philippe (dir.), La pédagogie au service du Droit ; Toulouse, Lgdj ; 2011 ; Kaloudas Christos & alii (dir.), L’enseignement du Droit ; Paris, Mare et Martin ; 2016 ou l’excellent Méthodologies du Droit et des sciences du Droit du professeur Champeil-Desplats (Paris, Dalloz ; 2016 pour la 2e éd.).
[33] Fortier Jean-Claude, « Cours magistral » in Touzeil-Divina Mathieu (dir.), Initiation au Droit ; introduction encyclopédique aux études et métiers juridiques ; Paris, Lgdj ; 2014 ; 2nde éd. ; p. 267 et s.; Waquet Françoise, « Parler. La disparition historiographique de la parole magistrale », Actes de la recherche en sciences sociales 2000, n° 135, p. 39 et s.; Waquet Françoise, Parler comme un livre : l’oralité et le savoir, Paris, Albin Michel, 2003.
[34] Tels des ministres d’un culte scientifique pour reprendre l’image exposée par : Boulouis Jean, « Supprimer le droit administratif ? » in Pouvoirs ; Paris, Puf ; 1988 ; n° 46, p. 6 et s.
[35] Ce qui fut précisément l’objet du chapitre 08 (p. 307 et s.) de nos Dix mythes du droit public.
[36] Vivant Michel, « Le plan en deux parties, ou de l’arpentage considéré comme un art » in Mélanges Catala ; Paris, Litec ; 2001 ; p. 969 et s.
[37] Des Objets du Droit Administratif – le Doda – vol. I ; Toulouse, L’Epitoge ; 2020.
[38] Ost François, Raconter la Loi ; Paris, Odile Jacob ; 2004 et Si le Droit m’était conté ; Paris, Dalloz ; 2019.
[39] Girard Anne-Laure (dir.), Les racines littéraires du droit administratif ; Poitiers, Lextenso ; 2021.
[40] Deleuze Gilles, Cinéma 1 – l’image-mouvement ; Paris, Éditions de Minuit ; 1983 ; p. 57.
[41] On reprend ici des éléments présentés en introduction de l’ouvrage collectif que nous avons initié et dirigé aux côtés du maestro Christophe Rousset ainsi que du Président Bernard Stirn : Entre Droit & Opéra ; Paris, LexisNexis ; 2020, p. VIII et s.
[42] Rappelons ici que la convention n’impose une majuscule au terme Opéra que lorsqu’il s’agit du lieu afin de le distinguer du genre.
[43] On fait évidemment référence à : Schopenhauer Arthur, Die Welt als Wille und Vorstellung ; Leipzig, Brockhaus ; 1819. On travaille sur l’édition et la traduction suivantes : Le Monde comme volonté et comme représentation ; Paris, Puf ; 2014 (traduction originelle de Burdeau revue par Roos).
[44] Ainsi que le rappelle : Ucciani Louis, « La représentation. Entre vérité et mensonge » in Sens-Dessous ; 2014 ; n°14 ; p. 83 et s.