Exemple 4. Niveau Licence
Des « objets » du Droit Administratif
(cours magistral, Université Toulouse Capitole, année 2023-2024)
1. De quoi s’agit-il ?
Comme nous l’avons expliqué en Partie II, nous avons pris le parti dans plusieurs cours magistraux d’intégrer à nos leçons le recours au terme polysémique d’objets :
- l’objet du Droit qui peut-être une question juridique, un phénomène sociale voire sa régulation ;
- l’objet concret d’une norme (son but)
- mais aussi les objets matériels que nous pouvons toucher (une table, un livre etc.).
En ce sens, nous avons désormais pris l’habitude dans nos cours de faire appel à des objets matérialisés :
- soit des photographies ou des images qui les représentent et sont projetées aux étudiants (en l’occurrence de Licence II en cours de Droit administratif) pour solliciter au-delà des explications données à l’oral (faisant marcher la mémoire auditive) les mémoires visuelle et kinesthésique ;
- soit en apportant directement des objets physiques ou matériels : un livre, un objet historique ou de collection ou même un item du quotidien.
Le but est tout cas le même : interrompre quelques instants la transmission unilatérale (et habituelle du cours magistral) pour solliciter / provoquer la réaction des étudiants :
- que vous inspire cet objet ?
- De quel « objet » du Droit parle-t-il ?
- Que vous inspire-t-il ?
- À quelle norme ou jurisprudence vous fait-il penser ?
Il peut s’agir aussi de mettre en valeur un auteur de doctrine :
- en présentant un ouvrage qui fait partie des Trésors du Droit que chaque étudiant connaît mais qu’il a ainsi le loisir de « toucher », d’incarner, de feuilleter. Il s’agira par exemple pour les leçons que nous donnons :
- de L’Esprit des Lois de Montesquieu (édition originelle) en droit constitutionnelle :
- d’un ouvrage de Maurice Hauriou envoyé à Léon Duguit avec une dédicace « amicale » ce qui permet d’évoquer plusieurs théories et moments doctrinaux du droit administratif ; etc.
L’idée est toujours la même : provoquer une interaction/ une réaction et engager par l’échange un certain nombre de connaissances mieux retenues car associées à la présentation visuelle et kinesthésique de l’objet.
Cela dit, l’exercice ne marche que parce qu’il est exceptionnel. Le cours n’a pas vocation à être remplacé par un cabinet d’objets qui lasserait.
Redisons-le, un cours de Droit n’a pas vocation première – à la transmission d’émotions et au divertissement mais nier qu’il le fait – nécessairement et notamment – comme toute transmission humaine d’un récit et de connaissances serait une erreur.
2. Quel public était visé et/ou y a participé ?
En l’occurrence, il s’est agi des étudiants en amphithéâtre d’un cours de Licence II en droit administratif (mais cela vaudrait dans d’autres cours de Licence et de Master).
3. En quoi est-ce (aussi) du Pop’Droit ?
L’introduction ou l’immixtion de ces « objets » dans le cours de droit administratif proposé aux étudiants de Licence II de l’Université Toulouse Capitole est aussi du Pop’Droit en ce qu’elle traduit les engagements et/ou préceptes suivants :
- elle associe la participation active d’étudiants dès leur 1ères années (en l’occurrence ici la deuxième) c’est-à-dire sans réserver l’existence de pratiques interactives à des étudiants plus « assurés ». Il s’agit ainsi d’associer dès le début de leurs études les intéressés sans élitisme. Très concrètement, comme ce qui est recherché est l’échange provoqué par le visuel d’un objet, tout le monde peut en dire quelque chose, il n’y a pas de mauvaise réponse absolue ce qui décomplexe la prise de parole.
- Le but évident de l’usage prétexte d’un objet est clairement de favoriser une interaction avec un ensemble d’étudiants qui, habituellement, en cours magistral a plus tendance à seulement écouter passivement. Poser des questions directes sur ce qu’est l’objet selon eux, force cette interaction et cette participation désirées.
- Ce faisant, la pédagogie par l’objet permet la sollicitation des deux autres mémoires autres que celle auditive habituellement requise : il s’agit des mémoires visuelle et kinesthésique.
- Enfin, non sur tous les objets, mais sur de nombreux, il ne faut pas négliger le caractère ludique ou sympathique de la présentation faite ce qui est par exemple topique avec l’usage de jouets ou d’objets du quotidien avec lesquels les étudiants ne s’attendent a priori pas à être confrontés lors d’un cours de Droit.
4. Extraits témoignages
Voici un exemple d’objets (un mandat de la société Couiteas–Ioannidis témoignant de son activité financière et une carte de visite du député Jaurès, adjoint au maire de Toulouse) proposés à la sagacité des étudiants de deuxième année.
L’ensemble permet de retrouver et d’évoquer la jurisprudence :
CÉ, 30 novembre 1923, Basileio Couiteas (req. 38284).
De quoi s’agit-il ? En Tunisie, le colon Basilio Couiteas (de son vrai nom Coyoutopoulos) arriva de Sparte pour y faire des affaires entre Bône (Algérie) et Tunis. Il les réussit et autour de 1900, acquit avec d’autres et pour une somme symbolique la propriété d’un terrain auprès d’héritiers d’un marabout. Or, sur ce domaine vivaient près de 20 000 occupants qui entendaient bien revendiquer leurs droits de possession. Deux conceptions du droit s’opposaient alors : celle des occupants qui chérissent et font fructifier les lieux et estiment que leur droit émane d’une possession séculaire et celle des formalistes ne considérant qu’un titre papier. Ce qui devait arriver, arriva : les occupants originels refusèrent de partir et Couiteas voulut les expulser.
La procédure judiciaire fut très longue. Couiteas chercha un appui auprès des tribunaux locaux mais ceux-ci le déboutèrent car rapporte Jean Jaurès – qui prit contre Couiteas la défense des occupants Tunisiens, « même si les titres (…)[apportés] sont authentiques (…), rien ne peut prévaloir (…) devant l’immémoriale possession de centaines et de milliers d’indigènes ». Ne pouvant obtenir satisfaction, Couiteas déplaça le contentieux en France et provoqua un arbitrage plus politique que juridique qui le reconnut propriétaire. Fort de cela, il imposa à ses occupants un loyer mais 300 résidents en saisirent le tribunal civil de Sousse qui ordonna qu’on prêtât main forte pour « expulser tous occupants ». Une nouvelle fois le député Jaurès les soutint : « l’opération de M. Couitéas a été la plus scandaleuse tentative d’expropriation qui ait été commise en Tunisie contre des Tunisiens ».
De son côté, le propriétaire affirmait (et on peut le comprendre) avoir été spolié. Comme la force publique qu’il sollicitait ne lui était pas donnée, il assigna l’Etat en responsabilité. Alors, le Conseil d’Etat déclara un principe nouveau de responsabilité sans faute : « considérant que le justiciable nanti d’une sentence judiciaire dûment revêtue de la formule exécutoire est en droit de compter sur l’appui de la force publique » et si « le gouvernement a le devoir d’apprécier les conditions de cette exécution et le droit de refuser le concours de la force armée, tant qu’il estime qu’il y a danger pour l’ordre et la sécurité [ce qui était manifestement le cas], le préjudice qui peut résulter de ce refus ne saurait (…) être regardé comme une charge incombant normalement à l’intéressé ». C’était donc à l’État (et aux justiciables) solidairement d’aider Couiteas qui subissait ainsi une rupture d’Égalité devant les charges publiques.
À demi-mots, le juge comprenait que la Puissance publique ne soit pas intervenue en Tunisie pour déloger les occupants mais il fallait tout de même en dédommager l’intéressé. Concrètement, il faudra attendre 1928 pour arrêter la somme de 1 500 000 francs que ses héritiers contestèrent puisqu’ils constataient que « l’occupation » autochtone se continuait. L’affaire ne se termina alors qu’en 1936.
NB : ce qui a été expliqué en cours se retrouve publié in Touzeil-Divina Mathieu, Des objets du Droit administratif (Doda) ; Toulouse, l’Épitoge ; 2020.
Les deux exemples d’objets et d’images suivants sont relativement plus aisés à retrouver pour les étudiants (et donnent donc moins lieu à questionnements à la différence de l’exemple précédent qui fait appel à des données historiques moins connues et notamment – à Toulouse – à la participation de Jaurès).
Il s’agit de Playmobils mise en scène pour raconter
une jurisprudence célèbre (et ainsi permettre à l’étudiant
aux moyens des mémoires visuelle et kinesthésique sollicitées,
de s’en souvenir davantage).
On y reconnaît assez facilement les faits ayant donné lieu à :
TC, 08 février 1873, Blanco (req. C00012).
Et l’on y retrouve le wagonnet, le tabac, l’accident, etc.
De même, mais plus récent avec :
CÉ, Ord., 09 avril 2020, Commune de Sceaux (req. 440057)
Ici l’idée était évidemment de jouer – pour la mémoire et retenir ainsi la décision –
avec les masques qui habillent les personnages et les « seaux » d’eaux à leurs pieds…
Enfin, on a aussi présenté aux étudiants deux ouvrages signés :
livres singulièrement célèbres en droit administratif puisqu’ils ont donné lieu à l’interdiction la plus célèbre des conférences littéraires emportant la jurisprudence :
CÉ, 19 mai 1933, René Benjamin (Rec. 541) René Benjamin (1855-1948) est un écrivain catholique français, lauréat du prix Goncourt (1915) et… réactionnaire ! Ami de Charles Maurras (1868-1952), c’est un grand littéraire qui – politiquement – soutiendra de manière explicite et enthousiaste le gouvernement de Vichy et le maréchal Pétain (1856-1951). En 1930, l’auteur fut invité à Nevers pour y faire une conférence – a priori littéraire et non politique – sur Courteline et Guitry. Toutefois, l’homme ayant pris des positions très fermes contre l’enseignement laïque, des syndicats enseignants avaient annoncé la tenue de manifestations pour accompagner sa venue en Nièvre. Par crainte de troubles à la sécurité et donc à l’ordre public, le maire interdit non seulement la réunion publique mais aussi celle – fermée (sur invitation) – par deux arrêtés successifs qui ont été portés devant le Conseil d’Etat qui a rendu l’un de ses arrêts les plus célèbres en matière de pouvoir(s) de police et de contrôle(s) de ce(s) premier(s) par le juge. Pour déterminer si les arrêtés municipaux étaient ou non légaux, le juge a appliqué ici un raisonnement en trois temps encore d’actualité lorsqu’une mesure de police est contestée. D’abord le juge se demande si la liberté invoquée est fortement et juridiquement protégée ou garantie ? En l’espèce, il s’agissait de la liberté de réunion qui, telles celles de la presse et de l’association, sont très protégées par la Loi et même désormais par la Constitution. Par suite, le juge interroge : l’exercice de cette liberté était-il de nature à occasionner un trouble à l’ordre public ? Autrement dit, une mesure de police s’imposait-elle ? Assurément concernant notre espèce puisqu’en 1930 le climat politique était décrit entre laïcs et catholiques comme très tendu (les instituteurs syndiqués ayant prévenu qu’ils considéraient infamants pour leur profession les écrits de Benjamin) : les réunions projetées risquaient donc d’entraîner de véritables troubles à la sécuritépublique. Enfin, le juge affirme qu’une interdiction générale est a priori prohibée et qu’en conséquence, s’il a été répondu « oui » aux deux questions précédentes, la mesure de police actionnée doit être proportionnée aux troubles invoqués. En l’occurrence, c’est ce qui va manquer dans cette affaire. Oui, il y avait bien des menaces de manifestation mais pas au point de tout interdire puisqu’il existait d’autres réactions préventives possibles (et notamment la mise en place d’une forte présence policière). En conséquence, les interdits municipaux, jugés trop généraux et absolus, ont-ils été annulés. C’est donc bien un contrôle de proportionnalité qu’exerce ici le juge sur les mesures de police.